Après quelques années d'observation dans les collèges de banlieue où en tant qu'auxiliaire de l'Education Nationale il enseigne la musique aux adolescents, Robert réalise que c'est en étant totalement lui-même, et totalement à l'écoute de ces jeunes souvent en grande difficulté, qu'il va réussir à gagner leur intérêt et leur respect pour sa discipline. En arrivant au collège Raymond Poincaré de La Courneuve, où le précédent professeur de musique avait vu sa chaîne Hi-Fi voler par la fenêtre (nous sommes en 1978), il commence par lancer à ses classes médusées :
- " Vous ne pouvez pas être plus mauvais élèves que je ne l'ai été ! Vous savez pourquoi je suis devenu enseignant ? Parce que j'étais un cancre, et que je suis capable de comprendre ce qui se passe dans la tête de tous les cancres !"
En effet Robert était un rêveur et à l'école cela ne plaisait pas toujours à ses professeurs... Lisez son poème "l'Enfant" dans le recueil "Là-bas sont tous les rêves" (ou ici, sous forme de "poème illustré"), et vous comprendrez.
Il leur explique alors qu'il est normal qu'ils rêvent, parce qu'ils en ont tous besoin, et que leurs rêves eh bien, il va les mettre en musique.
C'est alors qu'avec les enseignants de l'établissement, et surtout avec le soutien inconditionnel du principal d'alors Paul Combes (dont il dira plus tard qu'il fut l'un de ses "pères spirituels"), il monte un Projet d'Action Educative (PAE) dans lequel il invite ses élèves à écrire des poèmes qui formeront la trame d'une oeuvre dont ils seront eux-mêmes les interprètes. Grâce à cette implication personnelle il pense entraîner peu à peu les enfants vers la découverte de la musique contemporaine qu'il adore, et notamment d'Olivier Messiaen qui en représente pour lui le sommet.
Les enseignants du CES Poincaré. Malheureusement M. Combes ne s'y trouve pas.
Déjà Robert pense à ce titre : Du fond du Gouffre. Dans son esprit cette musique est un cri, pour faire entendre des voix qu'habituellement on n'entend pas.
Et pour cela évidemment il faut qu'il mette en jeu toutes ses facultés créatives car le problème qui se pose à lui est celui-ci : comment permettre à des enfants qui sont réfractaires au solfège et à tout ce qui est "savant" de s'exprimer musicalement, alors qu'il vient de longuement leur expliquer que même l'homme des cavernes était un créateur !
L'idée lui vient donc de fabriquer des signes conventionnels (voir cet article, à la fin), permettant de créer des effets sonores sans utiliser trop de notes ni de difficultés de lecture.
Puis il recrute une "chorale expérimentale", formée à la fois de jeunes et d'enseignants volontaires, qu'il va former à différents effets vocaux qui vont des onomatopées et chuchotements à une expression vocale guidée par les signes. C'est dans cette chorale que se trouveront les élèves dont il recevra les poèmes : certains seront scandés, exprimés de diverses manières, l'un d'eux sera chanté sous la forme d'un choral.
Enfants et adultes durant les répétitions
Par ailleurs il fait appel à des camarades de l'Université pour tenir divers pupitres de l'orchestre (tel le célesta) et à trois interprètes professionnels pour étoffer la partition au plan musical. Ceux-ci seront Michel Giboureau, un ami de longue date puisqu'élève avec lui dans la classe de Gilbert Flory, pour jouer en soliste du hautbois, du hautbois d'amour et du cor anglais ; Patrice Chazal pour tenir les percussions (très importantes puisque Robert est un fervent d'Olivier Messiaen) ; et enfin Francesca Paderni, qu'il rencontrera à cette occasion mais qui deviendra l'une de ses plus fidèles interprètes et amies, pour les Ondes Martenot.
Pour chacun d'entre eux il composera une pièce en soliste qu'il intitulera "Désert", chaque désert devant introduire l'une des trois parties (enchaînées) de l'oeuvre.
Le Désert II pour hautbois se verra édité par les éditions Lemoine dans la collection Carte Blanche à... destinée à de jeunes auteurs, après la transformation de Du Fond du Gouffre (dont nous ne possédons hélas pas d'enregistrement) en une version enrichie qui sera présentée trois ans plus tard à Issoudun sous le titre de Trois Métamorphoses du Rêve. Pourtant la partition soliste elle-même n'avait subi aucun changement, elle est publiée telle qu'elle fut écrite et interprétée à la Courneuve en ce mois de juin 1979.
Écoutons pourtant le Désert I pour vibraphone, dans l'interprétation de Daniel Ardaillon lors de ce second concert donné à Issoudun en 1982. Les Trois Métamorphoses du Rêve n'ayant aussi été enregistrées que partiellement, c'est le seul que je puisse vous faire entendre.
Le Désert I pour vibraphone, dans le texte même qui a été joué lors du concert de La Courneuve, mais ici enregistré en 1982 à Issoudun par Daniel Ardaillon, professeur au Conservatoire National de Montluçon. L'enregistrement amateur est mauvais, et malgré mes efforts pour supprimer les bruits intempestifs on en entend tout de même beaucoup ; par contre les derniers sons pianissimo du vibraphone n'ont pas été bien saisis et semblent engloutis dans l'espace (huit battements sur la même note suivant le dernier accord) ...
Quant au Désert III pour ondes Martenot, Francesca Paderni le programma par la suite très souvent dans ses propres concerts ; en effet il présente l'avantage de mettre en valeur ce merveilleux instrument dans mille possibilités souvent ignorées.
Dans la première partie de l'oeuvre, Robert Bichet fit entendre quelques-uns de ses poèmes d'alors ; puis il consacra entièrement la seconde à ceux de ses élèves, avec pour l'un d'eux un choral attribué aux voix et totalement écrit, que Robert affectionnera au point de le transcrire pour orchestre d'harmonie et de le faire rejouer ainsi plusieurs fois comme une oeuvre à part entière.
Une répétition vue depuis le pupitre du vibraphoniste. Au fond et à droite, les élèves de la chorale ; juste devant, un étudiant au célesta ; sur la gauche Michel Giboureau ; vers le fond Francesca Paderni, puis un enseignant jouant du "tam-tam" chinois (une sorte de grand gong tel qu'on le trouve chez Messiaen, voir ici) ; et enfin l'on devine caché un adulte aux cloches-tubes.
En effet grâce au PAE Robert a pu louer tout le matériel nécessaire.
Un élève également était préposé à la grosse caisse.
Bien sûr d'autres jouaient aussi de la flûte à bec.
Durant la troisième partie de l'oeuvre, dont les répétitions n'avaient pas pu être totalement mises au point au grand effroi des participants adultes, Robert, galvanisé par cette osmose réalisée entre lui et tous ces enfants-poètes, s'empara du vibraphone sur lequel il improvisa longuement.
Enfin, il avait réussi à dépasser ses propres peurs devant la musique, il émergeait d'un gouffre de doutes et d'incertitude, porté par la foi qu'il avait su insuffler à tous.
Magnifique photo prise comme toutes les autres du même sujet par Daniel Friedmann, passionné de photographie (cela se voit !) et CPE de l'établissement, dans le souci de conserver des traces de l'extraordinaire PAE réalisé à La Courneuve en cette année scolaire 1978-1979.
(Oeuvre créée le 18 juin 1979 au Centre Culturel Jean de Houdremont de La Courneuve, Seine-Saint-Denis, en présence d'une salle comble malgré l'entrée payante).